Les amis du Monde diplomatique de Metz ont consacré l’un de leurs « Café diplo» à « la place de la poésie » le 15 mai 2014. J’ai eu la chance d’y être invité et je me réjouissais de rencontrer des personnes se sentant concernées par « le chaos du monde » et souhaitant le rendre un peu intelligible, au moins pour elles-mêmes, ce qui est la manière dont le grand poète antillais Edouard Glissant définit, à la fois, la tâche de la poésie, et le lieu de la rencontre entre politique et poésie (1). Cette rencontre n’a pas vraiment eu lieu. L’assistance, selon le constat de l’organisatrice, était moins constituée par les participants habituels que par des amateurs de poésie, ou des personnes curieuses de poésie, venues pour l’occasion. L’échange fut fort agréable, mais porta davantage sur la poésie elle-même que sur sa « place » dans la société. Cette défection du public habituel pourrait bien être un symptôme du soupçon (2) actuel sur la poésie, et de son refuge dans des ghettos d’amateurs : on était donc placé d’emblée au cœur du sujet ! On trouvera ci-dessous quelques-unes des idées que j’avais préparé pour ceux que j’avais espéré initialement rencontrer.
1) Sur la manière de poser le problème de la « place de la poésie »
Il ne s’agit pas ici de défendre un genre. La poésie (qui ne veut rien dire d’autre que « création ») produit du langage, oral ou écrit, qui irrigue tous les langages, tous les genres littéraires et artistiques. Michel Butor a donné une série de leçons sur la poésie (3), en parlant non de littérature, mais de religion, de musique, de science, d’économie, de politique. C’est sa perspective, jointe à celle d’Edouard Glissant, que j’adopterai ici. Il s’agit en somme de considérer la poésie comme une dimension en profondeur (4) qui sous-tend le langage humain dans ses manifestations à la fois les plus concrètes et les plus existentielles.
Ceci posé, certains auteurs, comme Jacques Roubaud posent une relation d’équivalence entre la « place » aujourd’hui résiduelle de la poésie dans notre société, et son absence de succès commercial. Mais cette équivalence est contredite par l’ existence de pays ou de cultures dans laquelle l’audience de la poésie est nettement plus large qu’en France. Mais nulle part, et pas non plus en ces lieux, la poésie n’atteint le succès commercial.
Observons que la poésie est, par essence, un « non produit », incapable de massification. Elle est tellement liée à la sensibilité de chacun, à la relation de chacun au langage, que les goûts se dispersent et s’individualisent. Il n’est pas possible d’agglomérer des préférences stables, et donc de segmenter l’offre ! La seule entrée commerciale de la poésie se fait d’ailleurs par la notoriété personnelle de l’écrivain, qu’il soit romancier à succès (Houellebecq), scénariste emblématique (Prévert), homme politique (Michel Noir, en son temps, qui écrivait des haïkus), chanteur, etc.. La satisfaction des lecteurs ou auditeurs relève alors d’autre chose : curiosité, identification, projection. Attention aussi à l’assimilation à la chanson. La musique parvient parfois à servir la poésie ou mieux, à créer une relation symbiotique avec elle. Mais le plus souvent, elle n’est qu’un procédé pour « faire passer » des paroles médiocres et attrape-tout, conçues en fonction des goûts supposés du public. Que la poésie soit vouée à la non-réussite commerciale est, au fond, une bonne nouvelle !
Nous étions plusieurs, le 15 mai, à estimer que si la poésie n’avait pas la même place que dans d’autres pays, ou en France à d’autres époques, il fallait aussi chercher une explication dans son utilisation par le système d’enseignement public comme une « matière » qui, comme les autres, est utilisée dans des systèmes de classement et d’assignation de chacun à sa future place dans la société. Nous avons fait par ailleurs le constat d’une constance d’un « besoin de poésie », d’une résurgence continuelle de ce besoin. Je connais beaucoup de poètes autodidactes à l’œuvre, aujourd’hui, et en Lorraine, les héritiers spirituels de Jean Vodaine, réunis notamment autour de la revue Travers (5), représentent un authentique courant de poètes ouvriers, typographes, facteurs, etc… dont la création échappe à tout académisme, tout en manifestant une densité, une nécessité, évidentes.
2) Importance, urgence de la poésie :
Emerson : « ce que nous avons, c’est ce que nous disons » (6)
Butor « La poésie n’est pas là pour faire l’éloge du roi, ni pour servir la propagande, mais elle peut nous aider à savoir ce que nous voulons vraiment. » (7)
La poésie est très proche de la rhétorique (l’art de persuader) voire de la publicité (qui influence, manipule, par toute la palette des émotions). Elle en est en même temps l’inverse :
un langage non manipulé, capable d’immuniser contre les manipulations, un inattendu qui vient nous réveiller dans nos habitudes, notre certitude que la langue est définitivement acquise, univoque, constante et sans ombre. La poésie est l’anti « best-seller » l’anti téléfilm de prime-time, dont on sait qu’ils sont « fabriqués », comme des produits, pour envoyer des signaux de reconnaissance au plus de catégories de population possibles et recueillir ainsi l’adhésion du plus grand nombre.
3) La poésie sape la réduction de la langue à sa seule dimension performative
C’est sans doute un de ses apports les plus importants au monde actuel, à la lutte contre l’extension du libéralisme, de la marchandise et l’envahissement insidieux par le tout managérial, à la dépossession de chacun de son pouvoir sur la langue et la culture, dont découlent platitude, matérialité, une sorte de « trop de réalité », selon le mot d’Annie Le Brun (8). Il y a un lien entre « invention du langage » et démocratie. Il y a aussi un enjeu entre la capacité de résilience de nos sociétés, et le goût, la pratique de la complexité, à laquelle renvoient les usages non équivoques du langage, une forme de réappropriation d’un floutage qui, paradoxalement, n’exclut pas la précision comme le montre Italo Calvino dans ses Leçons américaines (9) : jeux de mots, fiction, poésie…
C’est pour ça aussi qu’il faut se garder de réduire la « chair » des mots à leur musicalité, cette « chair » réside aussi et peut-être avant tout dans la polysémie, la pluralité des niveaux de langage possible, les correspondances, etc.. et tout cela, en décentrant, en invitant à l’écoute, est aussi une école de démocratie.
4) Poésie engagée ? Poésie politique ?
Beaucoup dans les années 70, encore un peu aujourd’hui, on a parlé de poésie « engagée ». Celle-ci accompagne les luttes, indignations, souffrances. Dans le meilleur des cas elle nourrit, aide à tenir, contribue à l’unité. Dans le pire, elle veut « conscientiser », recruter, elle s’écrit comme un tract, en « transcription littérale du monde », selon Glissant. Mais ce sont aussi l’humour des petites gens de la rue, les negro spirituals, la poésie yiddish des ghettos ou des zones de relégation. Après tout, l’écriture, et a fortiori, la poésie, sont des arts qui n’ont pas besoin, de beaucoup de moyens : du papier, des crayons, …
Le numéro 41 de la revue Terrain (10) explore les usages variés d’une poésie politique, ou civique, dans des situations contemporaines, de la Bretagne à l’Occitanie, de la Serbie aux Touaregs, de la Lombardie léguiste à la Roumanie. Elle n’en cache pas l’ambiguïté, qui est celle du langage lui-même comme on l’a vu ci-dessus. Ce panorama, passionnant, est précédé par l’entretien avec Edouard Glissant, déjà cité, pour qui les fonctions « politiques » de la poésie sont, pour un colonisé, de libérer les représentations de l’espace( le « paysage »), la mémoire et l’histoire, et enfin, la langue. Cela nous rapproche de la poésie allemande d’un Paul Celan, ou française d’un Gherasim Luca , qui, après la corruption que les nazis et leurs alliés ou valets avaient imposé au langage (voir là dessus aussi Klemperer et sa LTI (11)) ont repris celui-ci dans sa gangue, pour le restituer à l’humanité.
La poésie fait constamment bouger nos certitudes, le langage que nous croyons nôtre, nous place dans un état de perplexité fécond. Elle peut à ces égards, servir d’outil d’exploration dans un monde complexe, dans lequel nous n’avons pas les moyens de nous priver d’aucune des ressources de l’intuition. « Savoir ce que nous voulons vraiment » !, ou, en d’autres termes, suivre le conseil de Pierre Legendre « Poètes, ayez le courage de la lâcheté : étudiez l’Industrie ! » (12) Offrir à nos contemporains cet outil complémentaire à l’analyse rationnelle, est la face inversée, positive, du dynamitage de la perspective managériale que nous invoquions plus haut. Je voudrais défendre ici une poésie qu’on pourrait qualifier de « didactique », s’il était bien entendu qu’elle ne servirait pas une thèse connue d’avance, mais un contenu à préciser peu à peu, à partir d’approximations, de balbutiements, successifs, itératifs, et surtout, que le sujet de la pédagogie, de l’apprentissage, serait d’abord moi-même.
5) Place de la poésie ? Vers un retournement de perspective.
Ce n’est donc pas la place du genre « poésie » qui importe, d’un objet littéraire ou culturel extérieur à nous-même. Au contraire, la poésie concerne chacun d’entre nous, comme dimension en profondeur du langage. En retrouver la sensation serait comme renouer avec « la langue d’avant ». Avant qu’elle n’ait été réduite (ne serait-ce que dans le rêve de notre société du « management ») à un pur instrument de communication, performatif, univoque, dans lequel le signe coïnciderait entièrement avec le sens. Dans cette perspective, celui qui « n’aime pas la poésie » est peut-être seulement celui qui n’a pas encore retrouvé son langage à lui, les quelques paroles qui lui correspondent profondément, comme un nom secret, accordé à la longueur d’onde qui lui est propre.
Le problème n’est pas, alors, d’ausculter la place de la poésie, mais peut-être d’offrir à chacun un chemin pour se ré enraciner dans la langue, pour retrouver la liberté de, comme le dit Lucien Suel, « fabriquer, en fonction des moments, la langue dont il a besoin. ». De densifier, diversifier, saler le langage, la chanson. Il n’est plus question que celle-ci succède à une poésie subclaquante, mais plutôt, qu’elle se laisse, elle-même, l’impériale chanson, revivifier, densifier, dansifier par la poésie. Pour que prédomine l’être sur l’avoir, et que reste possible le choix de la non-performance, de la non-puissance, de la bienveillance, en résistance aux rhéteurs, aux sophistes, aux propagandistes, publicitaires, manipulateurs de tous poils.
[1] Philippe Artières, Solitaire et solidaire, entretien avec Edouard Glissant in Terrain n° 41, septembre 2003, Ministère de la culture et de la communication
[2] René Char intitule un de ses recueils « Eloge d’une soupçonnée ».
[3] Michel Butor, L’utilité poétique éd. Circé 1995 (leçons à la Villa Gillet de janv à mai 1994)
[4] Expression empruntée à Paul Tillich dans Théologie de la culture, qui parle, lui, de la religion.
[5] Travers c/o Philippe Marchal 10 rue des jardins 70220 Fougerolles
[6] Emerson, cité par Sandra Laugier dans Une autre pensée politique américaine : la démocratie radicale, de R. W. Emerson à S. Cavell, Michel Houdiard, Paris, 2004.
[7] Michel Butor, op.cit.
[8] Annie Le Brun, Du trop de réalité, Folio-essais
[9] Italo Calvino Leçons américaines Gallimard 1989
[10] Dossier Poésie et politique in Terrain n° 41
[11] Victor Klemperer, LTI, la langue du 3e Reich, Agora, Albin Michel, 1998
[12] Pierre Legendre, Paroles poétiques échappées du Texte, Leçons sur la communication industrielle, Editions du Seuil, Paris, 1982