Vincent Wahl - Écrits

Je t’écris de Picpus

À propos

Je connais Michel Houellebecq pour l’avoir croisé à l’Agro

Je connais Michel Houellebecq pour l’avoir croisé à l’Agro – mais brièvement, dans un couloir, en compagnie de Pierre Lamalattie – Michel écoutait beaucoup.

Mais surtout pour les deux ou trois ans où nous nous sommes croisés tous les mois à la bibliothèque Picpus.

Ce texte raconte ces années de formation, pour chacun de nous.

La version présente ci-dessous est plus longue que celle qui est parue en 2017 dans le Cahier de l’Herne Michel Houellebecq

Cher Michel,

J’’essaie de me souvenir des quatre années au cours desquelles nous avons fréquenté ensemble le groupe Échange Poésie réuni 8 à 9 fois par an à la bibliothèque Picpus, dans le 12e arrondissement de Paris, et notamment de tes lectures dans ce cadre. Mon premier sentiment est d’avoir gardé peu de souvenirs de ces réunions, et encore moins de tes interventions. Je me souviens plutôt mieux de nos rencontres en dehors du groupe lui-même, et tu resteras pour moi, en particulier, celui qui m’a fait alors découvrir « La nuit du chasseur » et dont l’essai sur Lovecraft m’a ouvert aux littératures de l’imaginaire. Mais heureusement, à cette époque, je prenais régulièrement des notes. Je les revisite, pour la première fois depuis très longtemps, pour essayer de te répondre.

Un mot sur cette forme épistolaire que je choisis. Tu comprendras sans peine, je pense, que dans le volume de « mélanges » que l’Herne te consacre, je n’aie pas envie d’employer une quelconque forme «savante ». Au delà, et malgré l’aspect un peu artificiel du recours à ce style, je sens que je m’adresse vraiment à toi, et suis heureux de l’occasion que tu m’offres de me réapproprier un passé un peu délaissé, et de mesurer combien il m’est cher.

Mes notes me déçoivent. Elles ne forment pas une chronique de ces réunions, qui pourraient faire comprendre ce qui s’y passait, et qui permettraient de répondre à mes questions d’aujourd’hui. Plutôt lacunaires, il leur manque notamment les deux premières années de ma participation au groupe. Elles sont souvent rageuses. Rien d’un « cher journal », mais plutôt des notes pressées, dans les deux sens du terme. Entre 1988 et 1991, il n’y a que sept passages qui soient écrits au retour (vive le métro !) d’Échange Poésie. Tu n’y es mentionné que deux fois, incidemment, alors qu’au cours de la même période, tu apparais quatorze fois, à propos de rencontres ou de discussions en dehors du groupe. J’essaierai, plus loin d’expliquer cette très faible présence dans mes notes sur le groupe.

Dans ce qui suit, je recours d’abord à ma mémoire au sens propre, car mes tous premiers souvenirs d’EP t’y font une large place. Puis, je laisse parler mes notes, d’abord sur nos rencontres et nos discussions en dehors du groupe, enfin, sur ce qu’elles disent d’ÉP. A travers la subjectivité qui a dirigé ces prises de notes, quelque chose se dira peut-être de ce que représentaient aussi ces rencontres pour d’autres.

Je ne sais plus comment j’avais entendu parler du groupe, peut-être par un éditeur de revue – ou à la bibliothèque du 14e arrondissement. EP était sans doute, à l’époque, un lieu sans équivalent à Paris. Pas de lectures publiques à proprement parler, pas un atelier d’écriture, mais comme son nom l’indique, un lieu où chacun pouvait s’exprimer sur ce que les mêmes voulaient bien lire. Malgré les réserves que j’exprime plus bas sur l’extrême-centrisme et un certain conformisme qui y régnaient, c’était un lieu de liberté possible.

La première séance à laquelle j’ai assisté se situe entre juillet et septembre 1987. La première rencontre que j’y ai faite est … la tienne, dans l’ascenseur. Je pensais bien te reconnaître, mais sans en être sûr. Nous avions tous les deux «fait» l’Agro, à un an d’intervalle, mais les promotions étaient séparées, la première année à Grignon, et les deux suivantes à Paris ou ailleurs. La seule fois, probablement, où nous nous sommes croisés dans les couloirs de l’amphi de Grignon, tu étais avec Pierre Lacour, tu (ou vous?) veniez de réaliser «Cristal de souffrance», Pierre parlait, tu te taisais, tu observais. C’était environ dix ans auparavant, et je ne me souviens pas de t’avoir revu durant ce laps de temps, bien que nous travaillions tous deux pour le Ministère de l’agriculture, mais dans des services et sur des sites différents.

Dans cet ascenseur, sans doute avais-tu un sentiment proche du mien, et nous avons passé quelques longues secondes, chacun dans un angle de l’appareil, à ne pas nous adresser la parole. A peine sortis de l’ascenseur, tu as changé d’expression, tu étais chez toi. Au cours de la réunion elle-même, je me souviens d’avoir beaucoup écouté, pour saisir les codes de ce monde nouveau dans lequel j’avais conscience d’entrer et pour repérer les gens qui m’intéresseraient. Vous êtes revenus sur «Hypermarché novembre», que tu avais dû lire pour la première fois lors de la séance précédente, mais je ne suis pas sûr que le texte ait été relu. Je crois me souvenir de participants parlant fort, amusés, répétant tel ou tel fragment, peut-être «un garçon de cet âge», «j’ai trébuché dans un congélateur», etc.. Régnait dans le groupe un mélange d’enjouement, d’admiration pour ton culot, mais aussi, d’agacement. Malgré la distance, j’ai l’impression d’entendre encore ta voix, moyenne, assez lente, posée, courtoise, qui remontait un peu vers l’antépénultième. Oui, juste le souvenir de ta voix, peut-être aussi de la manière dont tu te tenais, un peu courbé, voire recroquevillé. Il me semble que tu portais déjà, à l’époque, des cheveux mi-longs. Ce ton amusé à propos de tes lectures, réaction à ce qui paraissait des provocations, je m’en souviens à propos d’un autre texte, dans lequel il s’agissait d’une nature grouillante, dégoûtante et d’une « puissante auto » dont il valait mieux ne pas descendre. Un soir après la séance, quelqu’un avait dû s’étonner devant Danièle, l’animatrice, de tes invariables alexandrins, comme d’un parti pris. Celle-ci l’a expliqué par ta prédilection pour Baudelaire. De ce dernier, tu me disais, plus tard, que tu allais souvent sur sa tombe.

J’explique ainsi ta quasi-absence de mes notes ultérieures sur EP : tu devais être très discret, réagissant peu sur les lectures des autres, participant peu aux échanges parfois houleux, dans lesquels, au contraire, je me jetais avec passion. Ma préoccupation principale était, je crois, de me définir et me situer comme poète. Mes notations se concentrent sur ce qui me paraît alors ambigu ou carrément haïssable, ainsi que sur les réactions à mes propres tentatives. Ton style, est, certes, très différent du mien, mais j’ai sans doute admis cette différence. De ton côté, si je ne me trompe, tu es plus tolérant, moins atteint par les approches divergentes, capable de les prendre en considération avec la distance nécessaire. Un jour tu m’as dit que tu venais aux réunions «pour les idées».

Mes notes témoignent donc aussi de nos rencontres en dehors du groupe. De quoi parlions nous ? J’ai noté par exemple, en septembre 1989, un échange à propos de la technique : selon toi, avec les réseaux, les ordinateurs communicants, se préparait la revanche des vrais informaticiens. Car on allait retrouver un peu ce côté douloureux du bricolage, les choses ne marchant jamais du premier coup, qu’on avait perdu avec les grands progiciels. Tu évoques aussi ton voisin de bureau que tu as beaucoup interrogé, et dont tu penses qu’il ne fonctionne que pour faire « marcher la machine », le justifiant par son intérêt intellectuel pour les concepts, la logique. Il n’a pas de vie privée et bosse 14 heures par jour. Mais.. il aime bien s’épancher. En juin, tu me confies un projet de scenario, « L’Enfant », que je lis avec émotion, notant la « richesse » de la langue employée. En novembre de la même année, nous parlons de nos tropismes artistiques. Tu es alors beaucoup plus cultivé que moi, tes goûts sont affirmés, tu as déjà un bagage. La musique joue un rôle important dans ta vie, j’y suis peu sensible. Tu te dis pourtant «moins ouvert, moins curieux» que moi – de fait j’étais dans une phase enthousiaste. Par exemple, à la sortie de l’exposition «Magiciens de la terre», je note mon envie de t’en parler, comme à deux ou trois autres proches. Tu poursuis: «Je suis un individualiste à tendance fusionnelle». «J’aurais pu être militant, mais j’ai trop d’humour». Je crois que tu savais déjà ce que tu voulais. En tous cas, ton style était déjà largement formé, seul dans ce cas peut-être dans le groupe, excepté aussi Yankel (Jacques) Karro. Le 1er décembre 1989, je suis passé chez toi, rue Joseph Bara, où tu occupais un deux-pièces en rez-de-chaussée, assez sombre. Tu étais en congé de ton emploi salarié, et tu espérais tenir deux ans, afin de te donner une chance de te mettre vraiment à écrire. Ce jour là, tu doutais, ton amie doutait encore plus et devait faire pression sur toi pour que tu reviennes à une insertion professionnelle «normale». Nous avons discuté de l’importance d’aller jusqu’au bout de ce projet là, pour ne rien avoir à regretter. Tu ne pouvais t’être trompé, deux ans d’écriture étaient une chance, il en sortirait forcément quelque chose même si tu devais reprendre en fin de compte un boulot vivrier. Il en est sorti « Rester vivant », et l’essai sur Lovecraft. Pour l’anecdote, nous avons dû, chacun de nous, céder à la nécessité de travaux de rénovation. Tu as conclu définitivement cette période, pour ton compte, en m’offrant ta ponceuse électrique, qui est toujours dans ma cave.

Avant de rouvrir mes cahiers, mon sentiment sur l’expérience d’EP était restée fixée sur l’ambivalence de celle-ci : ma participation au groupe avait été pour moi très importante, mais aussi la cause d’une vive et constante frustration.

Importante comme un « coming-out », car, pour la première fois, je faisais lire ma poésie à des inconnus, et donc, l’assumais.

Avec le temps, c’est un malaise qui s’est installé, la conscience d’aller aux réunions à reculons. Corroborant mon souvenir, mes cahiers montrent bien que mon souci était surtout de me situer, m’évaluer, et d’être rassuré sur ma « valeur » d’écrivain. Je trouvais le groupe trop hétérogène. Dans ton courriel, tu cites mon esprit critique … je n’en avais aucun souvenir, mais quand je relis mes notes, je me vois sans arrêt en bataille! Je relevais dans mon cahier les images trop esthétisantes, complaisantes, les thèmes pris de biais, les discours stéréotypés. Une fois, je reproche à un nouvel arrivé un « flux » trop abondant, un terrible battage « nom-adjectif-verbe-nom-adjectif », et, bien qu’une partie de ces très nombreuses images aient allumé en moi « des éclairs d’adhésion », de ne pas assez trier. Mais aussi, à plusieurs reprises, je note pêle-mêle, sans commentaire, des images qui m’ont retenu et sans doute réjoui, je ne devais pas me rendre compte alors que j’étais aussi, souvent, « nourri ».

Je ne verbalisais sans doute qu’une partie de ces critiques, en y mettant plus de formes. Mais dans mon attitude de l’époque, je trouve une certaine prétention, peu d’indulgence, de l’impatience, qui, rétrospectivement, contraste fortement avec, notamment, ta propre patience. Plutôt que des œuvres que je considérais comme achevées, je lisais de petites pièces « de recherche », mais comme j’avais ces années là l’impression d’avoir peu d’idées, cela contribuait à alimenter ma frustration. Du moins, ces souvenirs chaotiques démontrent-ils que la situation était, à mon insu, vraiment formatrice, d’autant je n’hésitais pas à me mettre, relativement, en danger. Car il y avait quelque chose de paradoxalement normatif dans le consensus implicite qui maintenait le groupe. Certains des effets de bord de ce consensus étaient surprenants: la diversité des écritures était, par construction, admise, mais il fallait continuer à surprendre pour maintenir un certain intérêt, tout en restant prévisible, conforme aux premières impressions que l’on avait pu donner. De juin 1989, j’ai conservé une polémique autour d’un de mes poèmes. Celui-ci, assez court, jouant sur les mots insolence et insolation, répondait à des relations post-adolescentes difficiles avec ma famille. Je l’interprète dans mes notes, comme décrivant « l’attitude infantile de celui qui dépend de la parole de l’autre ». Après l’avoir lu, je suis sommé d’expliciter d’où je parle, d’où je veux parler. Accusé de « faire semblant de ne pas parler de moi », « d’avoir voulu produire quelque chose avec ce poème, et d’être violent car n’étant pas arrivé à mes fins ». Après que quelqu’un ait affirmé que la poésie « c’était l’émotion » – je note d’ailleurs désobligeamment que ce locuteur aligne des images bien froides – un autre demande si ce texte «est bien de la poésie ». Deux participants que je qualifie par ailleurs de poètes naïfs, relevant aussi leur « fragilité », prennent la défense de mon poème et j’écris: « Vu la réaction des deux les moins équilibrés, les plus vulnérables, je me suis demandé si, finalement, je n’avais pas été tout près de mon inconscient, tout simplement. » Il y aurait, selon toi, un épisode, au cours duquel j’aurais défendu ton poème « Les immatériaux ». Je ne me souvenais plus ni de l’incident, ni du poème, ni de l’écho qu’il a dû susciter en moi à ce moment. Mais le relisant aujourd’hui, j’ai envie de faire une analogie avec ce qui précède. Peut-être avait-il trop surpris, et m’étais-je quel que soit mon sentiment par ailleurs, instinctivement solidarisé, devant un nouvel accès de normativité.

Un jour, c’était le 25 septembre 1991, je note quelques échos d’une discussion sur ce qu’est la poésie : « un autre regard » « des images pertinentes qui donnent un relief » « une consommation, un repas rituel de sens», ainsi que quelques images à la volée «pique un coquelicot sur tes lèvres/la lune s’extasie». Puis j’écris: «c’est la dernière réunion d’Échange Poésie. Voilà liquidée une réunion (sic) à laquelle je tenais tout en la haïssant». Danièle, l’animatrice, doit prendre un autre poste après avoir réussi un concours, il n’y a pas de volontaire pour la remplacer. Je mesure aujourd’hui combien cela a dû être difficile pour elle de maintenir ce groupe, de le justifier devant une hiérarchie dubitative. Je me souviens en tous cas que le budget d’édition des petits livrets fondait d’année en année. La poésie à la portion congrue, comme d’habitude. Mon cahier: «Danièle, au milieu de tout ça : ne soyez pas tristes, si vous voulez vraiment vous retrouver, vous y arriverez ! » Je crois que nous n’avons même pas essayé. Mes notes consignent ensuite une typologie sommaire des participants, entre ceux qui aspirent à un niveau d’exigence élevé, parmi lesquels tu es cité, les « profs » qui se complaisent en « haute écriture » et « les poètes naïfs ». Le passage conclut : « Moi, il me reste à comprendre ce que je faisais là, ce que ça m’a apporté. Toute une période où j’écrivais peu, où j’écoutais moins encore, et pourtant, je venais. »

Rouvrir ces cahiers, tu l’as compris, me fait entièrement réévaluer cette époque, notamment mon impression d’y avoir peu écrit. Je comprends, au contraire, que j’ai commencé, alors, à investir des thèmes sur lesquels je travaille encore aujourd’hui. A mon insu, les choses se mettaient en place. Étais-je au cours des réunions, aussi désagréable, intolérant, parcimonieux, que dans mon souvenir?

Mon sentiment de constante frustration venait sans doute de l’attente, contradictoire, à la fois de critiques (constructives!), d’un compagnonnage (bienveillant!), de l’aide des autres pour trouver «mon» style. Je croyais avoir besoin de me faire adopter, autoriser. Le groupe m’a donné autre chose. Des amitiés, bien sûr, mais aussi, malgré moi, la confrontation à la diversité des sensibilités, une écoute qui résiste, m’obligeant à m’affirmer. La poésie, comme ce qui échappe, se dit quand même, contre le besoin d’une permission de prendre la parole? Même si je ne l’ai compris que bien plus tard, Échange Poésie m’en a été sans doute donné la possibilité.

Et justement, ce que j’aime dans ta poésie, c’est le surgissement du mot inattendu. « Paroles poétiques échappées du Texte », dit Pierre Legendre. Ta poésie comme ritualisation, mise à distance des mots, permettant, paradoxalement, que se produise, presque fortuitement, ce jaillissement ? Une politesse ? Avant de commencer à t’écrire, repensant à ton rôle de passeur vers des textes ou des films qui m’effrayaient, à ta lucidité que je saluais déjà, et à ton œuvre de romancier au scalpel, je croyais avoir compris quelque chose de notre différence. Je me disais que j’avais peur des mots, mais toi, pas. Le retour à ta poésie, ainsi qu’à notre expérience croisée, me conduit à nuancer : une crainte des mots, peut-être, chez toi, comme chez moi, mais alors, pas des mêmes, pas au même moment.

Vincent Wahl
juillet-août 2015  

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