Vincent Wahl - Écrits

Au miroir du Clastre

À propos

Cette chronique saluait la sortie en « poche » de la Zone du dehors d’Alain Damasio

Vous voulez vous refaire un fond d’œil, un fondu déchaîné en ce début d’année ? J’ai une bonne nouvelle pour vous : La Zone du dehors vient de sortir en collection de poche !

Cette bonne nouvelle, cela fait huit ans que je l’attendais. Exactement depuis que j’ai lu chez Cylibris, micro-éditeur découvreur disparu aujourd’hui, ce premier livre d’Alain Damasio. Un petit miracle de lucidité et de restitution intelligente de la complexité des « fatalités » sociales. le premier livre d’un auteur de vingt-trois ans, diplômé critique et non-conformiste de l’ESSEC, militant de l’Humain dans la filiation de Nietzsche, de Deleuze et de Mallarmé, opposé à tout ce qui voudrait le standardiser – l’Humain- et le réduire en produit de consommation. Depuis lors, j’attendais que ce livre, salubre et joyeux, efficace parabole de notre système économique et social, de ses dérives possibles, devienne accessible au plus grand nombre. Je l’attendais au nom de cette idée naïve et de cet espoir constamment démenti, mais auxquels je ne puis renoncer, que la littérature peut changer notre la société.

Depuis, Alain Damasio a publié La Horde du Contrevent, aux éditions La Volte, à présent accessible également en poche dans la même collection,. confirmant son talents de conteur, un esprit d’enfance riche de créativité, d’exigence et de générosité. le Grand Prix de l’Imaginaire, reçu en 2006, l’a installé au premier rang des auteurs francophones de science fiction et de fantasy. Le plaisir de le voir reconnu s’accompagne pour moi de la frustration de voir ses livres désormais étiquetés : leur diffusion est déterminée par l’étagère sur laquelle on les range, Ils peuvent pourtant bien davantage que distraire les amateurs d’un « genre ». Rééditée en 2007, La Zone du dehors est devenu un bel objet multimédia, coûteux, au risque d’oublier sa vocation de contre-poison culturel. Mais voilà qu’une version poche le met à la portée de toutes les bourses : on peut enfin rêver de bouche à oreille et de diffusion virale! Et ce, à une époque où l’hiver, l’entre-dogue-et-loup des idées se prolonge, où le « chagrin » civique et politique s’épaissit, où nous avons besoin d’un coup de fouet contre la résignation !

Que raconte ce roman ? À Cerclon, colonie modèle en orbite saturnienne, vivent sept millions d’exilés d’une Terre presqu’anéantie par les guerres. Dans cette société (contre) utopique qui veut réaliser concrètement l’égalité des chances et la fluidité de la démocratie d’opinion, on travaille peu, on se distrait beaucoup, un bon tiers de la population est payé « pour être agréable aux autres », le confort et le niveau technique font mieux que moderne, les multinationales se nomment Défordre. La paix sociale est scellée par un classement généralisé et transparent des personnalités, de l’effort et des talents, le Clastre, censé assurer l’allocation optimale des rôles sociaux, des emplois, des rémunérations. Ce classement, les identités elles-mêmes, sont remis en jeu tous les deux ans, avant qu’un carnaval ne cimente à neuf la société. La surveillance est totale, préventive, discrète. Insidieusement, l’artificialisation du milieu et des modes de vie envahit les corps, manipule les émotions, neutralise en douceur les énergies. Comment provoquer le sursaut, réveiller la vitalité des êtres, promouvoir une vie adulte, autonome et responsable ?

Ne voyons-nous pas quotidiennement une situation similaire ? L’évolution des sociétés en Europe de l’Ouest ne s’oriente-t-elle pas progressivement, et insidieusement, vers le contrôle ? Dans ce contexte, La Zone du Dehors donne à voir un système formé par le contrôle social, l’application à la politique des méthodes de management développées par les agents compétiteurs de l’économie de marché, une manipulation subtile des forces et des flux qui permet de « gouverner juste assez », en laissant à la démocratie toutes ses paillettes.

La Zone décrit une société où les sondages d’opinion (renommés Etudes d’Impaffect) ont totalement achevé de remplacer le débat d’idées, une société tiraillée entre « culte de la performance et la loi du moindre effort ». Où l’évaluation généralisée des uns par les autres –ses voisins, ses subordonnés, ses supérieurs, les membres de sa famille – est à la base d’une hiérarchie, d’un rang précis et plus encore d’une identité sociale , chacun recevant, pour tout nom, une suite d’une à cinq lettres (« de A jusqu’à QZAAC »). Cette organisation sociale fait penser aux pratiques d’évaluation et de « mesure de la performance » qui se développent dans nos sociétés et qui tendent, comme le dit Jean-Claude Milner vers un « gouvernement des choses » dans lequel le meilleur des évaluateurs reste le médecin légiste, qui aboutit, lui, à des explications … définitives ! Dans le monde de Cerclon, les individus ne sont plus que les composants d’une société identifiée au Clastre, il en est à la fois le schéma fonctionnel et le principe unificateur.

Les personnages du roman luttent contre la résignation, la récupération, l’isolement, la difficulté d’une vision globale, le risque du désespoir et de ses dérives. Leurs excursions dangereuses sur l’astéroïde nu, au-delà des limites de l’atmosphère artificielle oxygénant Cerclon, symbolisent leur quête et lui donnent une dimension initiatique. L’intrigue rebat les cartes de la distinction weberienne entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, avec des accents dostoïevskiens qui rappellent la « parabole du Grand Inquisiteur » des Frères Karamazov. Ce conte philosophique contemporain, foisonnant, passionnant, est servi par une langue vivante et musicale, d’une étonnante beauté classique.

Après 1984 de George Orwell, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, Les Dépossédés d’Ursula Le Guin, tous romans qui illustraient les interrogations sur l’évolution de la société technicienne et ses penchants dictatoriaux, il y a place aujourd’hui pour des paraboles propre à la période et au pays dans lesquels nous vivons. C’est au tour de la Zone de s’inscrire dans cette filiation.

Puisse ce grand livre s’échapper du ghetto des étiquettes réductrices ! Nous le savons déjà : le roman populaire, qu’il soit étiqueté « policier » ou « de science-fiction », peut se révéler un efficace instrument d’analyse du réel, un banc d’essai pour logiques sociales ou un exercice d’imagination salutaire, porteur d’énergie vitale. Le roman d’Alain Damasio, La Zone du dehors, réalise cette potentialité avec maestria.

Autres écrits