L'urgence climatique entre le drame de la dette publique et la tragédie des communs
Il m’arrive de lire, sans prétention, des quotidiens ou magazines dits « économiques » comme les Echos, Challenges… assez pour éprouver des impressions, ressentir des intuitions, pas assez, bien sûr, pour faire des statistiques et énoncer des thèses ! Mes impressions c’est que le climat, c’est le cas de le dire, n’y parait pas hostile, du moins massivement, à la prise en compte des enjeux climatiques… .
Vas-y Manu, cause nous écolo ! disent les Echos
Par exemple, qui donc pose la question : Quand Emmanuel Macron se décidera-t-il à parler enfin – vraiment – d’écologie ? Eh bien, c’est le quotidien des milieux économiques « Les Echos » ! dans un article d’Anne Feitz, , intitulé La Planification écologique, angle mort de la rentrée politique (Les Echos du 6 septembre 2023).
Dans ce même esprit, j’ai lu avec attention le numéro de Challenges n° 789 du 1er au 7 juin 2023, que je l’espère, vous pourrez le retrouver car il mérite un détour !
Ces lectures un peu sporadiques permettent-elles de se faire une idée de la conscience écologique de la presse, voire des milieux économiques, dans la mesure où cette globalisation aurait un sens ? Cette conscience est-elle alignée sur les partis politiques, notamment à droite ? La question en tous cas a été récemment relancée par les débats qui ont eu lieu autour du vote, par le parlement européen de la « loi de conservation de la nature ».
Grand écart et bonne surprise
Concernant Challenges du 1er juin, l’impression, en première approche, est celle d’un grand écart : la page de titre, d’abord, qui crée le choc, apparemment, entre la Dette publique « Le vrai risque » et le Climat « 10 bonnes et mauvaises nouvelles ». Tombant dessus à la gare de l’Est, je me suis cru revenu aux temps pas si anciens, où l’inestimable Michel Pébereau, chef de file de la commission rédactrice du rapport portant son nom, commandé, sous la 2e présidence de Jacques Chirac, par le ministre Thierry Breton, voulait mettre l’inquiétude sur la Dette publique au même niveau que celle sur le climat (le choc que j’en ai ressenti fut une des fortes inspirations de mon livre Par où Or (ne) ment !). On sait aussi que le succès de Michel Pébereau a peut-être dépassé ses propres attentes, car l’inquiétude sur la Dette a justifié des cures d’amaigrissement des services publics, désastreux, tandis que la préoccupation sur le climat est restée assoupie sur son mol oreiller au moins jusqu’en 2016 ou 2017 (comme on oublie vite !), et qu’aujourd’hui, bien qu’on ne parle que de cela, météo oblige, on sent encore beaucoup de résistances…
Mais non, fausse alerte, les articles de Challenge n°789 ne sont pas unanimement pro ou anti-climat, et révèlent une discussion interne à la revue. La surprise est plutôt bonne : dans l’ensemble, le contenu me parait intelligemment nuancé, et, semble dénoter un niveau de prise de conscience de la presse économique qui semble bien supérieure à celle d’un Président et d’un gouvernement qui se proclament par ailleurs pro-business.
Bruit, fureur et actionnaires
Sous le titre Le climat dérègle les Assemblées générales, Claire Bouleau rappelle la multiplication des démonstrations de colère (qui) s’expliquent par une préoccupation grandissante de la société, et relève que les activistes en AG trouvent de nouveaux alliés, tels que les communautés impactées, scientifiques et … certains financiers, parmi lesquels de puissants fonds d’investissement américains comme Blackrock et Vanguard. Pour ceux-ci, les votes en faveur des résolutions activistes ont pour but de forcer les entreprises à être plus transparentes et à prendre des engagements plus ambitieux. Les producteurs d’hydrocarbures ne sont plus les seules cibles des défenseurs de l’environnement, relève Claire Bouleau, les acteurs financiers, sans lesquels les pétroliers ne pourraient agir, sont pris à partie, avec une augmentation des résolutions activistes de 4% à 24% en un an. Pour autant, les actionnaires se préoccupent toujours plus de la hausse de leurs dividendes que de la température, malgré quelques signaux, comme la reconnaissance par Total Energies que tenir l’accord de Paris impliquait de ne plus financer l’industrie fossile. Reste à joindre le geste à la parole, conclut Claire Bouleau.
Au rapport !
La revue analyse ensuite le rapport de Jean Pisany-Ferry, Les incidences économiques de l’action pour le climat remis le 22 mai, comme bonnes et mauvaises nouvelles. (L’opinion de Pierre Gollier est souvent mise en contrepoint des éléments issus du rapport.)
Premier point de l’énumération : la neutralité carbone est atteignable, car, depuis 1990, avec une augmentation du PIB de 50%, l’empreinte carbone de la France a diminué de 20%. Mais cela suppose une grande transformation, d’ampleur comparable aux révolutions industrielles du passé…
Ensuite, nous ne serions pas condamnés à choisir entre croissance et climat. Selon les auteurs, la voie de la décroissance est une voie sans issue car passerait par l’annulation des gains de revenu des derniers siècles. Gollier pour sa part estime qu’une décroissance du pouvoir d’achat n’est possible que dans le cadre d’une dictature écologique. Mais les réglementations environnementales stimuleront le progrès technique et devraient permettre de concilier les deux objectis.
La sobriété pèsera moins de 20% de la baisse des émissions. Les auteurs du rapport se méfient de la notion de sobriété sous contrainte, et rappellent la prégnance des modes de vie dans la structuration de la consommation, comme la dépendance à la voiture individuelle entrainée par la périurbanisation. Citant Pierre Veltz, ils rappellent, qu’il est difficile de demander de la sobriété individuelle au sein d’une société organisée autour de l’abondance et du gaspillage…
La décarbonation coûtera 2 points de PIB par an, et la transition se paiera d’un ralentissement de la productivité. En effet, elle entrainera une bosse d’investissement, pour des dividendes déportés de dix à vingt ans. L’acier qui sort ou le service rendu… reste le même, sans gain immédiat. Un accroissement des prélèvements obligatoires sera nécessaire. Par ailleurs, le risque sur la dette publique est de 25 points en plus en 2040. Enfin, la transition augmente le risque inflationniste, du fait de la concentration des investissements et de la recherche sur la décarbonation plutôt que sur des améliorations de capacité ou de productivité. Si je comprends bien, l’offre risque alors de ne pas suivre la demande, ce qui conduit à l’augmentation des prix. Est-ce que, dans la situation actuelle où l’inflation impacte fortement au moins un tiers des ménages, ce n’est pas une des raisons pour lesquelles le personnel politique ne semble pas embrayer sur des décisions à la hauteur des enjeux ?
Le Drame et la Tragédie (c’est la trame)
Le Drame, c’est l’augmentation de la dette. Selon Ghislaine Ottenheimer, le pouvoir n’a pas le courage de reconfigurer de façon structurelle la dépense publique étant condamné à naviguer sur une ligne de crête (sic) entre deux épisodes présidentiels, et leurs remèdes magiques.
La Tragédie, c’est le mot de Christian Gollier, directeur de la Toulouse school of economics où exerçait Jean Tirole. Il évoque « la tragédie des biens commun » qui font que « l’intérêt privé n’est pas aligné avec l’intérêt collectif », le moteur d’investissement résidant donc seulement dans l’intérêt général. La notion apparait dès l’avant-propos du rédacteur en chef, Vincent Beaufils, introduisant le dossier sur le rapport Pisany-Ferry (les fameuses 10 bonnes et mauvaises nouvelles du titre), remis fin mai au Président de la République. Il y détaille pourquoi tous les efforts supplémentaires que doivent faire ménages, entreprises et collectivités (67 milliards d’euros par an) ne se traduiront par aucun service rendu supplémentaire, sinon de « sauver le bien commun ». Une vraie « Tragédie », qui légitime, aux yeux de l’économiste, la solidarité exemplaire des 10% les plus aisés, leur réclamant une forme d’ « impôt de solidarité pour la planète ». Christian Gollier développe ensuite ses idées dans un éditorial d’une pleine page, axée surtout sur la défense et illustration des ressources du libéralisme, versus ce qu’il appelle le léninisme écologique. Ça méritera qu’on y revienne dans une prochaine chronique !
La réponse, malheur de la question ?
On l’a compris, ce numéro de Challenges est en partie construit comme un débat fictif entre Jean Pisany-Ferry et Christian Gollier. C’est surtout sur les solutions proposées que cela apparait.
Jean Pisany-Ferry propose, au-delà de ce qu’il anticipait dans Challenges en octobre dernier, (une taxe carbone au montant strictement consacrée au soutien à l’équipement des ménages) « un prélèvement exceptionnel, assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés ». Ce ne serait pas un ISF mais une base très large (10% des ménages soit 3000 milliards de patrimoine) et un taux de 5%. . Enfin, selon l’auteur, « s’endetter pour le climat ne serait pas une mauvaise décision et l’ on peut convaincre les agences de notation que cet endettement est légitime ».
Le remède à la « tragédie des communs » proposé par Christian Gollier, c’est la « taxe carbone ». Un prélèvement sur la consommation, compensée pour les ménages les plus fragiles. Un nouveau signal prix, « relatif aux sacrifices climatiques engendrés par ces comportements », qui pourrait, selon lui, « inciter les acteurs à décarboner leurs modes de production et de consommation, et qui, « si organisé au plan international, pourrait permettre d’éliminer la pauvreté dans le monde en redistribuant le revenu fiscal ainsi obtenu ». Mais, contrairement à lui, Jean Pisani-Ferry affirme que le mécanisme d’ajustement aux frontières est un dispositif imparfait incapable de lutter contre l’inflation réduction act américain. J’ai cependant une doute : à propos de taxe carbone, les deux économistes parlent-t-ils de la même chose ? L’ajustement aux frontières concerne, en effet, les quotas d’émissions que doivent acheter les entreprises – ou qu’ils reçoivent gratuitement pour lutter contre les risques de fuite de carbone.
Du bien venu
Je note que le problème de fond (la contradiction entre les intérêts particuliers et l’intérêt collectif) est honnêtement pointé, et, que à Challenges, contrairement à ce qui semble s’être passé à l’Elysée, ce rapport n’a pas été immédiatement remisé au tiroir !
Challenges relève par ailleurs, dans le rapport, que la transition est spontanément inégalitaire. Inégalité face aux responsabilités : conso de 1% des plus riches de la planète représente 17% des émissions, celle des 10% les plus aisés représente près de la moitié. A réfléchir à propos de la modification des comportements : « s’il n’y a pas une perception d’égalité de traitement, le cout de la transition ne sera pas .. accepté ». Illustré par les pourcentages du revenu annuel représenté par des investissements de transition pour « les très modestes (2 derniers déciles )» et pour « les classes moyennes » (4e et 5e décile) : Rénovation logement : 124% pour les TM 82% pour les CM ; Changement de chauffage : 79% pour TM, 44% pour CM ; achat véhicule électrique : 213% TM, 120% CM. Jean Pisani-Ferry : « personne ne doit être confronté à un choix sans solution » « la transition n’est pas nécessairement finançable sans soutien public »
Et l’impôt? Pour les journalistes de Challenges, on le sent, ce n’est pas un sujet tabou.
Du convenu
Le débat orchestré par Challenges entre Pisany-Ferry et Gollier, même lorsque le « bien commun » est mis en avant, reste un débat technique portant sur des solutions fiscales et des « signaux prix ». Mais, plus largement ; n’apparait aucune discussion sur les modes de consommer et de produire, sur ce à quoi nous pourrions et devrions renoncer, ni sur les limites planétaires à ne pas dépasser. Au fond l’économie, à quoi ça sert, si ce n’est à répondre à des besoins ? Les débats sur le comment faire aussi peu douloureusement que possible pour le système productif éclipse cette quasi-certitude : si nous voulons espérer limiter à 1,5° le réchauffement global (nous n’y sommes pas encore, et nous avons pourtant déjà vu, au cours des années terrifiantes qui viennent de se succéder, à quel point la situation est devenue incontrôlable), aucune nouvelle infrastructure d’énergie fossile ne doit, dès maintenant, être mise en chantier, et de plus, la durée de vie des infrastructures déjà installées devra être réduite dans une proportion devant tenir compte aussi des boucles de rétroaction déjà en place : fonte du pergélisol, incendies, diminution de la capacité d’absorption des océans, etc.. Christian Gollier – son optimisme me rappelle un peu la finale du film « Cleveland contre Wall Steet » – soutient que les sociétés libérales, contre la supposée menace d’une « dictature écologique » sur laquelle nous reviendrons dans un deuxième billet, ont la capacité de trouver, dans leur propre logique et fonctionnement (en l’occurrence, par des « signaux prix » adaptés, la possibilité de résoudre les problèmes. Cela suppose que ces « signaux prix » puissent agir en un temps compatible avec la prise en compte des limites planétaires conduisant au constat ci-dessus. En d’autres termes, selon Gollier, un peu moins selon Pisany Ferry, l’économie reste un domaine en soi, qui s’impose aux autres domaines de la vie collective, alors qu’elle devrait être un outil au service de la vie. Alors que c’est d’une vision globale, pluridisciplinaire, de la situation et des problèmes à résoudre, que nous avons besoin.
Ré-encastrer
Une série récente sur France Culture consacrée à la pensée de Karl Polanyi en est un bel exemple:
L’enjeu de cette pensée est de parvenir à réencastrer l’économie dans l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la politique. La culture ! Je reviens sur ce que j’énonçais ci-dessus: l’Economie, à quoi ça sert, sinon à répondre à nos besoins? Non seulement de produits à consommer, mais aussi de santé, d’éducation, de paix civile et internationale, de pérennité du monde dans lequel nous vivons, d’écologie!… Lorsque Emmanuel Macron décline (une) vision de l’écologie porteuse de valeur économique, cela revient, au mieux, à mettre les deux sujets au même niveau, mais sans doute bien davantage à vouloir justifier l’écologie par les « gains de valeur » qu’elle permet. On sait que encore maintenant, la diminution des tensions dans le Monde passe bien après les intérêts économiques du secteur industriel de l’armement… réencastrer ce sera aussi remettre l’économie à sa place… sans nier son importance. Réencastrer ou politiser les enjeux? Les nommer, identifier les conflits et les stratégies de domination ou d’émancipation qu’ils recouvrent, tenter de dépasser celles-ci par des choix communs? A ce stade, avant de m’initier vraiment à la pensée de Polanyi, ce que je ferai aussi tôt que possible, je crois comprendre que c’est à peu près la même chose. Mais j’aime bien la matérialité, la dimension architecturale, voire architectonique, du terme « réencastrer ».
On ne fera pas l’injure à Christian Gollier de supposer qu’il ne connait pas cet auteur, mais pour tout un chacun, moi le premier, ce rappel d’une pensée économique pragmatique, fondée sur l’étude de l’histoire, de l’anthropologie et sur les faits, est indispensable !
Pour autant, le débat posé par Challenges a le mérite de poser l’existence d’un bien commun, on est donc loin des ultralibéraux qui, ô Maggie, ne croient qu’en la somme des intérêts individuels, et de prendre à son compte un certain nombre de vérités qui dérangent. Peut-on généraliser aux « milieux économiques », en posant qu’ils sont, globalement, très en avance par rapport au gouvernement ? Quel est le risque politique qui est devant nous, est-ce vraiment la « dictature écologique » qu’appréhende Christian Gollier ?
27 septembre 2023
(à suivre !)